Petites bulles de bonheur
Les recueils Delermiens se ressemblent et tant mieux; ils m'assurent régulièrement des bouffées de poésie et de lâcher-prise. Comme une invitation à poser son livre et à aborder la vie avec un autre regard...
En picorant les petits textes ciselés, on récolte de la gourmandise, de l'émerveillement des petits riens, de la nostalgie des lumières d'enfance, mais aussi des sentiments plus profonds et graves devant le temps qui passe et des proches qui s'étiolent. La partition est riche d'une palette d'émotions incroyables. Inégaux sûrement, certains textes touchent au cœur et d'autres ratent leur cible (une partie des provinciaux comme moi ne s'extasient pas forcément devant le quotidien parfois trop marqué parisien), j'imagine que chaque lecteur sera touché personnellement ou pas du tout.
Alors oui, le recueil se dévore trop vite, la "recette" ne surprend plus autant, le personnage prend parfois beaucoup de place dans les médias et on sent le marketing-du-succès-qu'on-renouvelle. Mais malgré tout ça, si j'ouvre ce livre comme le tout premier, le charme opère toujours pour moi.
Extraits? Avec plaisir! :
"Le mensonge de la pastèque
Elle est trop belle. Étrange. Est-ce qu’on la boit, est-ce qu’on la mange ? Elle est comme une fausse piste du désir. Le rouge-rose de cette chair meurtrie, évanescente et gorgée d’eau, vient mourir en pâleur maladive au bord de la solide écorce vert profond. Au centre elle est si sombre, incrustée de grains inquiétants d’un noir d’ébène, pépins ou fers de lance empoisonnés. Comment peut-on être si lourde de tant de rien impudent, magnifi é ? Toujours ouverte sur les marchés de l’été, la pastèque s’exhibe en recours absolu contre une soif qui jamais ne s’étanche. À quoi bon l’acheter ? On sent déjà qu’elle se dissoudrait sur la langue, neige écarlate bien trop tôt fondue. La mangue et la goyave ont goût de goyave et de mangue. La pastèque n’a goût de rien, et c’est donc elle qu’on désire en vain. Elle est la perfection de son mensonge, et les marchands le savent bien. Ils l’exposent à l’écart, et connaissent son rôle. Elle allume tous les regards, conjugue impudemment la moiteur, la fraîcheur, donne un peu de son insaisissable perfection aux fruits modestes qui l’entourent. Elle se vend effrontément. On ne l’achète pas, par peur du ridicule. On sait d’avance qu’on ne pourra la posséder vraiment. Son goût est transparent. Elle n’est qu’un mirage de la chaleur et de l’été.
Ses lèvres bougent à peine
On est avec lui dans le bus. Enfin, avec lui… Assis juste en face, il est ici, ailleurs, partout. Il a sept ans. Cours élémentaire première année. Cette année, il sait vraiment lire. Tout à l’heure, à peine sorti de la librairie, il s’est emparé de ce petit album d’Yvan Pommaux à la couverture bleu lavande et il s’y est aussitôt embarqué, vaguement conscient de la réalité qui l’entourait – évitant les piétons un peu comme un skieur de slalom ferait pour les piquets. Souvent, en le croisant les gens souriaient, et on se sent plutôt fi er d’avoir pour petit-fi ls un dévoreur de livres. Maintenant, dans les soubresauts du trafic. On le regarde dans sa bulle, si loin, si près. Ce qui est fascinant, c’est l’imperceptible mouvement de ses lèvres. Il ne fronce pas le front ni les sourcils. Mais il ne glisse pas encore sans effort sur la piste. Il lui faut ce déchiffrage pas tout à fait fl uide, sublimé par l’envie, la passion, le désir émouvant de posséder ce monde où il veut s’évader. On est sûr que si on lui lisait cette histoire il sourirait souvent. Mais il ne sourit pas. Son visage est pénétré, si grave. Il crée ses propres terres d’aventure, le secret silencieux de son éloignement. Ses lèvres bougent. Il boit à petits coups la magie difficile de l’échappée. C’est un travail encore, et c’est déjà la liberté. Il y a un code. On ne va pas le déranger avec un « Ça te plaît, c’est bien ? ». On sait qu’il ne faut pas brusquer l’embarquement des somnambules. On ne veut pas non plus le ramener à la réalité, la présence d’un grand-père avec son petit-fi ls dans un autobus bondé de fi n d’après-midi. On vole de le regarder voler. On ne l’a jamais trouvé si beau. Ses lèvres bougent à peine."
Lecture idéale par petits bouts, c'est le livre de chevet, le livre compagnon de bus, le livre qu'on pose sur la table basse....et qui finit toujours par être emprunté par un proche curieux à qui vous le céderez bien volontiers, un sourire aux lèvres devant sa gourmandise.
Et vous, quel effet a sur vous le mojito de Delerm?
Les eaux troubles du mojito, Philippe Delerm, Editions du Seuil, (août 2015), 128p., 14.50€.
Commentaires
j'avais bien aimé "la gorgée de bière", alors je me laisserai surement tenter
pour te faire une idée, tu as raison
Moi je boude... Je me suis ennuyée...
allez, le prochain sera le bon?! ;)
Pas tentée plus que cela.
tu passes donc, en avant vers d'autres titres et belles lectures!
j'aime beaucoup Delerm et je lirai ce livre... d'autant plus que j'adore le mojito (mais je crois que le titre n'a aucun rapport avec le contenu?!?)
il y a bien une nouvelle sur le mojito quand même.. ;)
moi j'ai aimé, par petits bouts et sans prétention
oui, je pense qu'il faut le lire comme ça, sans attente particulière et avec un esprit neuf, pour peut-être se laisser toucher par certaines pages..
j'ai aimé, j'ai même fait de la relecture et relecture.merci
je comprends, il se prête à la (re)lecture par petits bouts en effet!
Très bon livre